Bernardo Toro au lycée : à propos de littérature...

(actualisé le ) par Webmestre du lycée Jean Rostand

Nouvelle venue de Bernardo Toro au lycée le mardi 23 novembre 2010 dans le cadre de la « Résidence d’écrivain » pour répondre aux questions d’élèves sur l’écriture

Mardi 23 novembre 2010, Bernardo Toro est revenu au lycée dans le cadre du projet de « Résidence d’écrivain » ; il a participé à plusieurs séances. De 9h30 à 10h30, il a travaillé avec le Groupe 1 de la 2nde2 de M. Clément et l’une des classes de 2nde professionnelle de Mme Baptiste (MEI). De 10h30 à 11h30, il a poursuivi avec le Groupe 2 de 2nde2 et l’autre classe de 2nde professionnelle de Mme Baptiste (PSPA).

Il s’agissait de parler de ce qu’est un comité de lecture dans le cadre de la revue littéraire que Bernardo Toro dirige (la revue de nouvelles Rue Saint Ambroise), et de préciser les critères qui président à la sélection des textes. A partir de là, des nouvelles écrites par les élèves de la 2nde2 seront soumises à la sélection critique des élèves des deux classes de 2nde professionnelle, en vue d’une publication possible en partenariat avec les collèges du secteur.

Bernardo Toro a ensuite participé à une nouvelle séance d’échange avec les 2nde4 de Mme Valette, qui avaient préparé des questions à lui poser sur son travail d’écriture. M. Smith s’est joint à la séance pour en retranscrire le contenu, très riche et stimulant. Un journaliste du JTM est également venu assister à une partie de la séance.

Séance de questions-réponses entre Bernardo Toro et les élèves de 2nde4 dans le cours de Mme Valette :

Élève : Qu’est-ce qui vous a poussé dans l’écriture ?

Bernardo Toro (BT) : On ne sait pas pourquoi on veut écrire, on essaye de le découvrir en écrivant.

Elève : Quel est votre style d’écriture ?

BT : Mon style, je ne sais pas, mais ma forme est le roman. Écrire un roman n’est pas simple. Il faut avoir en vue la phrase qu’on écrit et le rôle que celle-ci va jouer dans le paragraphe, dans le chapitre et dans l’ensemble du livre. On peut écrire une nouvelle au fil de la plume, mais pas un roman. Un romancier se doit de bâtir une structure comme un architecte. L’autre chose qui me parait indispensable est le besoin d’écrire. Pour que le lecteur puisse trouver un intérêt à vous lire, il faut d’abord que le roman représente quelque chose d’essentiel pour vous en tant qu’auteur. La notion d’engagement est donc très importante : il y a un engagement artistique qui suppose qu’on fait don de soi à l’écriture.

Élève : Pourquoi avoir écrit en français et pas en espagnol ?

BT : J’avais 17 ans quand j’ai décidé de venir tout seul en France. Mes parents n’étaient pas très d’accord, mais ils ont vu que j’y tenais vraiment, alors ils m’ont laissé partir.

On ne décide pas d’écrire, cela s’impose à vous. L’écriture doit obéir à un besoin profond. Tout le monde n’a pas ce désir-là, mais chacun a des besoins profonds. J’aurais pu choisir l’espagnol comme langue d’écriture, c’était ma langue maternelle, je la maîtrisais beaucoup mieux. Mais, encore une fois, le français s’est imposé à moi comme une évidence.

Élève : Est-ce qu’écrire en français, ça vous « prend la tête », avec les figures de style, etc. ?

BT : Absolument pas. Mais attention, pour avoir une idée de ce qu’une langue représente, il faut au moins en maîtriser une autre. Le français est réputé comme rigide par sa syntaxe : les mots ont une place prédéterminée dans la phrase. En espagnol, il y a une mobilité plus grande des mots dans la phrase.

Élève : Quand vous écrivez un roman, vous inspirez-vous de choses vraies ?

BT : Oui, toujours. C’est la mémoire qui nourrit l’imagination. Par mémoire je n’entends pas seulement les choses qu’on a vécues, mais aussi les choses qu’on a entendues ou lues. L’expérience de nos parents et celle de nos amis font aussi partie de notre mémoire. La question est donc : pourquoi ne pas se contenter de cette mémoire-là ? Pourquoi inventer des histoires ? Quel est le rôle de l’imagination ?

Élève : On imagine ce qu’on aurait voulu vivre. Ça permet de rêver.

BT : Parfaitement. Dans la vie, on est obligé de faire des choix. Quand on choisit, on renonce à d’autres vies possibles. Imaginons qu’un garçon rencontre une jeune femme. Il l’épouse, a des enfants, fait sa vie avec elle. Il peut se demander à un moment ce qui se serait passé s’il avait épousé une autre femme. (Remarque de Mme Valette : Cela vaut aussi inversement pour une fille !) Certains garçons de votre âge ne veulent pas choisir, car ils ne veulent pas renoncer aux autres femmes, aux autres vies possibles. Par la suite, ils auront le choix entre devenir polygame - ce qui n’est pas permis par la loi – ou écrivain ou lecteur et imaginer d’autres vies possibles. Personne ne peut vivre toutes les vies en une seule. Une vie imaginée est forcément plus riche qu’une vie vécue : c’est l’une des vertus de la fiction.

Sigmund Freud, le célèbre psychanalyste, s’est aperçu en écoutant une patiente que celle-ci avait été marquée par un événement traumatique : un incendie avait brûlé son lit quand elle était enfant. Au cours de l’analyse Freud a compris que l’incendie en question n’avait jamais eu lieu. S’agissait-il d’un mensonge ? Dans quel but avait-elle inventé cette histoire ? L’histoire était fausse, mais la raison qui l’avait poussée à l’inventer était réelle. Grâce à cette histoire la patiente avait réussi à exprimer des sentiments profonds qui ne s’étaient jamais traduits en faits. L’imagination sert donc à exprimer des vérités profondes qui, sans elle, seraient restées à tout jamais enfouies.

Mme Valette : Une discipline, la psycho-généalogie, se spécialise dans les traumatismes répercutés de génération en génération. Le malaise n’est pas dit mais peut marquer quelqu’un de génération en génération. On met des mots sur ces traumatismes pour les faire sortir et mieux les gérer.
Pour un écrivain, il s’agit de savoir mettre en mots ce qui a marqué son vécu. Mettre des mots sur tout, cela fait du bien.

BT : Absolument. Les adolescents sont souvent chargés de l’expérience des parents. Le processus de maturité consiste à se décharger de ce poids afin de construire sa propre histoire. Dans quelques années, vous serez peut-être plus « jeunes » que vous n’êtes aujourd’hui, car l’expérience de vos parents pèsera moins sur vos épaules.

M. Smith : J’aimerais une précision par rapport au choix du français pour écrire : vous avez souligné que le français était plus rigide, pourquoi dès lors avoir choisi la difficulté ?

BT : Cette difficulté comporte aussi des avantages. Écrire dans une langue que vos parents ne comprennent pas vous permet une très grande liberté, par rapport à eux, mais aussi par rapport à vous-même, car la principale censure est inconsciente. Dans mon cas, cela m’a permis de fouiller dans l’histoire familiale et de formuler des choses qui en espagnol j’aurais eu du mal à dire de peur de blesser ma mère par exemple.

Élève : Êtes-vous parti du Chili à cause de la dictature ou de vos parents ?

BT : Je n’étais pas poursuivi, mais j’étais victime du climat général très noir, surtout pour les familles de gauche. On combattait le régime de Pinochet et pour nous participer à la vie sociale revenait à apporter une caution au gouvernement. Il fallait s’abstenir de toute forme de participation sociale. Même jouer un match de foot était mal vu. Nous étions de notre propre fait exilés dans notre propre pays. Je menais donc une vie très renfermée. D’autre part, beaucoup de gens disparaissaient ou étaient arrêtés, ce qui affectait mon entourage et en particulier mes parents.

Une fois en France, je ne voulais plus parler espagnol : je voulais couper tous les liens, commencer une nouvelle vie, mais il était difficile de repartir à zéro. Je ne maîtrisais pas bien le français et j’avais peur de faire des fautes. Je ne fixais jamais du regard les professeurs de peur d’être interrogé et jugé. Je me sentais un imposteur, d’autant plus que je me mêlais de littérature.

Il y avait aussi mon accent. Sans le vouloir, mon accent rend compte de mon origine, d’une partie de mon histoire. C’est une forme de mise à nu, qui ne me permet pas de me fondre dans la masse. Ressembler à tout le monde vous condamne à l’anonymat, mais vous permet aussi d’avoir la paix. Quand on vit longtemps dans un pays, il est fatigant d’avoir constamment à se justifier en expliquant pourquoi on a quitté son pays d’origine.

Élève : Je voudrais réagir à ce que vous avez dit sur votre utilisation de la langue française par rapport à vos parents. En quelque sorte, vous écrivez pour tromper vos parents. C’est comme une trahison. Ça me choque. Je ne pourrais pas parler de ma mère sans vouloir qu’elle sache ce que je dis sur elle.

BT : Toute écriture est trahison, tu l’as dit toi-même. Il y a une part de trahison dans l’écriture qu’il faut assumer. Imaginer, c’est mentir, et mentir c’est trahir. De même que s’accorder une autre vie possible est une forme de trahison. C’est le prix de la liberté.

Mme Valette : Il y a une différence entre vouloir écrire pour des gens qu’on ne connaît pas et dire des choses à une personne qu’on connaît.

BT : On ne dit pas tout aux parents. Ce silence est le premier acte de liberté individuelle. Lors de l’adolescence, on construit des barrières autour de certaines choses essentielles, comme par exemple la sexualité. C’est ainsi qu’on se construit en tant que sujet.

M. Smith : Il est forcément difficile de créer dans un roman un personnage de mère si on sait que sa mère va le lire, car tout ce qui va être dit sur ce personnage, elle risque de le prendre pour elle. Si on pense avoir perçu quelque chose d’universel à travers sa relation à ses parents, et qu’on veut le communiquer à un public anonyme à travers une fiction, il est important que ça ne se mélange pas avec sa relation réelle. Si sa mère risque de prendre tout ce qui concerne un personnage de mère pour elle, il devient difficile d’écrire quoi que ce soit sur un tel personnage sans craindre que cela affecte sa relation intime. J’imagine que pouvoir séparer clairement les deux apporte une plus grande liberté dans l’écriture.

BT : Il y a des choses qu’on n’a pas le droit de dire. Le seul endroit où ces choses peuvent se dire, et donc s’entendre, c’est la littérature. Les romans sont là pour communiquer des choses que tout le monde a ressenties ou pensées mais qu’on n’ose pas dire. Pour un écrivain, l’engagement consiste en une prise de risque, y compris par rapport à son intimité. On prend des risques qu’il faut savoir assumer. Cela peut faire des dégâts, mais en définitive cela libère.{{}}

P.-S.

Réactions d’élèves à la séance précédente du 9/11/2010 :


M. Toro est venu nous parler du Chili et de sa sœur qui voulait prendre les armes au moment du coup d’état, alors qu’elle n’en avait jamais utilisé une.

Nous avons parlé d’engagement, d’investissement ; M. Toro nous a demandé la définition de ces mots. Nous avons eu du mal à nous exprimer au début parce que nous n’osions pas, mais nous y arrivions mieux à la fin.

Harun

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M. Toro est venu nous faire part de son parcours passé. Il nous a montré ce que c’était qu’être engagé. Il nous a dit que sa sœur avait voulu s’opposer au coup d’état au Chili, alors qu’elle était au lycée. Il nous a expliqué que s’engager était différent de s’investir.

Alexandre

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J’ai aimé que M. Toro nous raconte un peu de sa vie privée parce que les professeurs ne parlent jamais de la leur. Cela m’a beaucoup intéressée, j’ai bien écouté et j’ai posé des questions.
Je remercie M.Toro d’être venu nous voir et j’espère qu’il reviendra bientôt.

Djeinaba

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Au début de la séance, nous avons eu du mal à nous exprimer. La question nous semblait difficile : qu’est-ce que l’investissement de soi-même ? Puis M. Toro a décidé de nous aider en cherchant des exemples qui nous touchent plus. Là, les débats ont vraiment commencé ; nous avons fini par comprendre que s’investir se fait avec le cœur alors que quand on s’engage, on n’aime pas forcément la chose.

Comme Bernardo Toro a connu la dictature, je pense vraiment qu’il a un message à nous faire passer.

Nour